Le bar, c’est la version alcoolisée du clocher du village. On y entre comme certains en religion. Bacchus a des disciples fidèles, qui rarement blasphèment, toujours se prosternent quand ils ne roulent pas sous la table. N’allez pas croire, il y en a qui restent plus ou lucides, plus ou moins debout. Ceux-là qui partagent de magnifiques moments de convivialité, avec des pairs humains aux mœurs fort opportunément adoucies par des breuvages plus ou moins alcoolisés. Je vous invite à faire la tournée des bars avec moi, au Japon comme au Cameroun.
JAPON: LES IZAKAYAS: ENTRE INTIMITÉ ET CONVIVIALITÉ.
Un izakaya (居酒屋) est un bar typique japonais, décontracté, intimiste ou convivial, informel ou spécialisé, qui sert des boissons alcoolisées et des collations. Les izakayas sont souvent situés dans des ruelles appelées « yokocho », près des gares. On y va avec beaucoup de plaisir pour boire un verre après le travail, pour la Nomikai (飲み会), la « réunion pour boire » qui désigne ces soirées que font les salarymen japonais pour se détendre. On pourrait comparer un izakaya à un pub anglais, à un bistrot ou à un bar à vin français, à un bar à tapas espagnol, à un saloon ou à une taverne américaine, ou enfin à un de ces bars de rue ou à ces snacks (bars lounge branchés) qu’affectionnent les camerounais. Une comparaison qui n’occulte pas la touche japonaise. On y boit et mange comme dans beaucoup de bars dans le monde entier. On boit de l’alcool de patate douce (shōchū), du saké (nihonshū), de la bière traditionnelle ou moderne, des whiskies japonais ou étrangers, on y partage des tapas japonais, les « tsukemono », dans lesquels on retrouve du chou macérés et autres produits saumurés ou vinaigrés. Le véritable intérêt des izakayas est aussi que les boissons et la nourriture sont proposées à des prix abordables. Les izakayas sont nombreux et ne se ressemblent pas toujours. On trouve de petits établissements familiaux à côté de bars plus modernes, avec des ambiances et des menus variés. À côté des izakayas, il y a des bars à thème, des bars à cocktails, des bars à hôtes où les femmes peuvent passer du temps et discuter avec le personnel constitué d’hommes. Ces hommes se chargent de séduire les clientes pour qu’elles dépensent de l’argent. Des bars à hôtesses où les clients masculins sont eux-aussi entretenus par des hôtesses qui veillent à ce que leurs verres ne restent pas vides. Dans ces bars aussi, les femmes clientes peuvent discuter avec des hôtesses féminines, tout en dégustant des boissons.
L’izakaya est surtout fréquenté le soir. On l’appelle parfois « izakaya akachōchin » (lanterne rouge) à cause des lanternes en papier rouge qu’on suspend à l’entrée des débits de boissons alcoolisées. Dans les quartiers animés de Tōkyō ou Ōsaka, certains izakayas peuvent occuper plusieurs étages, d’autres, minuscules, souvent gérés familialement ou par une seule personne, accueillent une poignée d’habitués du voisinage d’un quartier résidentiel. Dans les izakayas fort fréquentés, on peut être obligé de réserver à l’avance. Pour commander à boire, vous pouvez utiliser l’expression: « chuumon yoroshii desuka », qui signifie « pouvons-nous commander ? », pour demander votre première boisson vous pouvez dire: « okawari onegaishimasu », qui signifie « un autre, s’il vous plaît ». Pour payer l’addition, utilisez poliment l’expression: « okaikei onegaishimasu », « l’addition, s’il vous plaît ». Il n’est pas rare d’entendre plusieurs « kanpaï » dans un izakaya. Ça signifie qu’on trinque. Par exemple une nomikai commence toujours par le fameux kanpai (乾杯), qui signifie « Santé ! », du chinois 干杯 / 乾杯, gānbēi, « cul sec »). La nomikai se termine aussi par de savants calculs de division de la note, qui dessoulent certains. Oui, chacun paie quelque chose parce qu’il a bu. Le principe étant que les plus jeunes payent le moins cher, et les plus âgés plus cher. Une nomikai qui a réussi c’est celle qui laisse tous les employés ivres. Les étrangers peuvent être surpris par l’atmosphère intimiste des bars japonais, qui ne correspond pas à l’exubérance des bars qu’ils connaissent. Par exemple, les comportements bruyants et agités sont mal vus. Le seul hic est peut-être qu’il y a des bars qui n’accueillent que des clients japonais et les voyageurs qui ne sont pas informés peuvent être exposés à des déconvenues. La vie nocturne des japonais ne serait rien sans ces bars emblématiques que sont les izakayas. Ils sont parfaits pour les voyageurs étrangers qui voudraient découvrir la gastronomie du citoyen ordinaire, partager un moment de convivialité. Pour aller à la découverte de l’autre, il n’y a pas encore mieux que boire et manger ensemble.
CAMEROUN: LES BARS: ESPACES OU IMPASSES.
Ils sont peut être plus nombreux que les écoles et les églises. Le bar camerounais reste l’institution par excellence pour se détendre, se distraire, mais aussi pour s’encanailler. Certains trouvent effectivement que c’est un espace de mauvaise vie, une impasse. La fréquentation assidue des bars écorne la respectabilité et confirme des soupçons de dépravation. Il n’est pas rare de voir un bar poussiéreux, fait de bric et de broc, gagner soudain en notoriété. Un comptoir ou pas, des commodités ou pas, et le tour est joué. Les nombreux clients s’installent alors sur des chaises de fortune, à découvert sous les étoiles du ciel, et boivent plus que des chameaux qui ont affronté l’aridité du Sahara. On ne sait pas trop à quoi est due cette notoriété, que des bars mieux aménagés et plus confortables peinent à connaître. Les bars ouvrent le matin, on y fait le ménage pendant que s’installent les premiers clients, assoiffés de bière dès 08 heures du matin. Beaucoup de commerçants gravitent autour du bar, le vendeur de cigarettes, les vendeurs d’arachides et d’œufs bouillis, de maïs bouilli ou grillé, de plantains et de safous braisés, de soya (viande grillée), et surtout de poisson braisé, le compagnon idéal de la bière glacée. Il y a tout un business de « choses pimentées » qui accompagnent la bière. J’ai failli oublier le vendeur de préservatifs, parce que l’alcool n’adoucit pas seulement les mœurs, il les rend aussi salaces, concupiscentes. Il y a les grands bars et les petits bars, les barrots, qui ont leur clientèle attitrée parmi les habitants d’un coin de quartier populeux. Souvent, le barrot ne dispose pas de toute la palette des bières qu’on rencontre dans le territoire plus ou moins alcoolisé du Cameroun, alors il pratique ce qu’on appelle le « goût forcé », on boit ce qu’on trouve, inutile de commander un goût particulier.
Certains bars misent aussi sur la musique pour attirer le chaland, il n’est pas rare que des enceintes, placées ostensiblement à l’entrée du bar, diffusent les derniers tubes à la mode, les plus endiablés, dès 06 heures du matin, de sorte que tout le quartier est réveillé par un vacarme musical qui se veut des plus assourdissant. Il est presque impossible de convaincre le barman de baisser le volume. Même s’il le fait, il le relèvera au moment où le bar connaîtra une affluence certaine. Espace de restauration, de désaltération, de rencontre entre amis, de socialisation, de désocialisation, le bar est aussi le repère géographique parfait. « Tu tournes à la gauche du bar là, tu comptes 4 autres bars après, et tu es arrivé ». Les bars sont aussi connus pour leurs noms spéciaux, qui empruntent au folklore, à l’actualité, à l’atmosphère ambiante, à l’histoire, à la géographie, à la chimie, aux préoccupations contemporaines, aux sentiments humains, etc: « la cachette », « l’appel pressant bar », « Bill King Kong bar », « Covid-19 bar », « Arafat bar », « La réserve « , « Le continent », « Missile pershing bar », « Tonton Khamon bar », « Espoir bar », « Même l’eau a soif bar », « Souvenir bar », « Amitié bar », « Rigueur et moralisation bar », « Le bar des anges », « Le bar à Kouda », etc.
À Yaoundé, il y a des bars qui sont entrés dans la légende comme « Élise bar ». Pour les plus vieux, il y a « Super Paquita » qui a pratiquement donné son nom au quartier qui l’hébergeait. « Escalier bar » a inauguré la version fructueuse du bar-dancing, en même temps que le cabaret, « la Carrosel » a fait vibrer autant les mélomanes que les danseurs. Les cabarets, la version plus ou moins culturelle du bar, méritent plusieurs articles pour eux seuls. Un paysage urbain sans bars et tout est dépeuplé. Il y a des arrêtés préfectoraux qui essaient de réglementer les choses, autorisation d’ouverture, heure de fermeture, proximité proscrite avec les écoles, etc. Qu’importe, les bars semblent pousser comme des champignons, comme ils veulent, où ils peuvent.
Toutefois, certains l’avouent, au bar, on se sent soudain moins seul, on peut partager son chagrin avec un inconnu et recevoir une marque sincère de compassion, ou des conseils avisés. L’écoute, la charité, la considération, sont de petits miracles qui se produisent dans un bar. Même si des discussions violentes opposent les partisans de tel ou tel acteur politique, telle ou telle équipe de football, chanteurs, chanteuses, pasteurs, buzz du moment, etc, il n’est pas rare que les dissensions s’envolent comme les gorgées de bière se suivent. D’ailleurs, on peut arriver sans le sou dans un bar, et repartir la panse pleine de bonne bière. Les buveurs sont généreux en tournées et payent pour les autres sans sourciller, surtout quand ils les ont invités. Parfois tout vire au drame, des bouteilles volent, des tessons fendent des crânes, des coups de poings pleuvent, et ceux qui buvaient finissent à l’hôpital, confirmant la mauvaise réputation du bar.
C’est qu’il en voit passer des camerounais, le bar.
Il est envahi par les marchands ambulants, une aubaine pour certains parents qui préparent la rentrée scolaire de leurs chérubins depuis le bar. Fournitures scolaires, sacs, chaussures, etc sont disponibles et permettent un « tongo shopping » efficace, de tongo, la boisson. Elles ne sont pas en reste, les belles de jour qui ont été plus ou moins belles de nuit la nuit, quelques oeillades, une bière et un poisson braisé bien pimenté et l’affaire est conclue. Les mauvais garçons, les maris tristes, les veufs vicieux, les fonctionnaires frustrés et malheureux, les vieilles filles en quête d’aventures, les matrones, les maquerelles, les escrocs, les naïfs, la faune des bars est hétéroclite. À côté des adultes, on peut rencontrer des adolescents espiègles qui savent que le barman ne crachera pas sur des billets parce que celui qui les tend a l’air jeune, d’ailleurs il est fréquent que de jeunes enfant se présentent dans un bar pour acheter des boissons alcoolisées, c’est normal, c’est le type de corvée que l’on réserve aux enfants. Les témoins de Jéhovah frequentent aussi volontiers les bars, en quête d’âmes à sauver, vite remplacés par les zélotes des nouvelles églises dites réveillées. Les bars branchés, les snacks et les lounges sont fréquentés par une clientèle assez jeune, aussi soucieuse de son confort que d’être dans « ze place to be », ils ont des noms évocateurs, dont certains renseignent sur le fait que le propriétaire a fait un tour hors du pays, « Québec », « Dubai », etc. Ils offrent une palette plus variée d’alcools, notamment les whiskies et cocktails qu’on ne trouve pas dans les bars ordinaires. La concurrence étant rude dans le secteur, ils sont obligés d’être créatifs en terme de décoration, d’accueil et de produits d’appels. Ils sont indiqués pour les afterworks, certains proposent des karaokés ou un piano bar.
Les bars n’ont pas fini de parsemer le paysage urbain camerounais, comme un mal nécessaire. Le bar est un espace de vie, où de surprenantes solidarités peuvent se nouer, en même temps que le mouvement vers la décrépitude s’accentue pour certains. Faut-il fréquenter un bar? Oui. Pas pour s’y perdre, mais pour retrouver son humanité en écoutant et aidant qui nous sollicite.