
« Le taro a marché hein! Au point de se retrouver au Japon », voilà ce qu’a conclu Pa’a Clobert, quand je lui ai dit que son plat préféré était aussi dégusté au Japon. Prudent, il a ajouté « et l’huile de palme? Et la sauce jaune? Ne me dis pas que… « . Je n’ai rien dit de plus, parce que j’avais un article à écrire sur ce taro, parti du Sud de l’Inde et l’Asie du Sud-Est, qui va vivre sa vie dans le monde entier comme s’il était né partout où on le savoure.

JAPON: le taro est un tubercule-ancêtre qui est loin d’être has-been.
Dans la cuisine japonaise, le taro: « satoimo » (里芋) est une valeur gastronomique sûre. Il aurait commencé à être cultivé vers le milieu de l’ère de jômon (en 3000-2000 avant J.-C), bien avant le riz. On l’appelle “sato-imo” parce qu’on le produit dans le “sato” (“lieu d’habitation“), par opposition au “yama-imo”, qui indique une production dans la montagne (“yama” ). Il en existe plus de 200 variétés autour de l’Asie, et plusieurs espèces sont particulières au Japon notamment :

Le dodare : taro ovale et visqueux, il est le plus consommé au Japon.
Le Shikawawasé : d’un diamètre de 3 cm, ce taro est très visqueux et a un goût léger. Il est utilisé pour le plat “Kinukatsugi”: ce sont de petites racines de taro. Elles tiennent toutes dans la main. Les Kinukatsugis, coupés en deux, sont cuit à la vapeur pendant 15 à 20 minutes. Une fois tendres, on décore d’une pincée de sel de mer et on sert avec du saké.
Ils se dégustent à l’occasion de la fête de pleine lune du huitième mois lunaire ”Tsuki-mi”.
Le taro de Célèbes : il vient de l’île de Célèbes en Indonésie. Peu visqueux, il est bien ferme et convient donc à la cuisson.

Le Yatsu-gashira: ce taro présente une forme particulière, parce que les jeunes pousses de taro grandissent et s’unissent aux pousses-mères, ce qui donne un taro boursoufflé, le taro à 08 (yatsu) têtes (gashira). Peu visqueux, il procure une bonne sensation dans la bouche, et il est souvent utilisé pour la cuisine d’osechi (la cuisine traditionnelle du nouvel an). Le taro est généralement considéré comme un ingrédient porteur de prospérité, et le Yatsugashira particulièrement est considéré comme le symbole d’une famille unie et d’une descendance prolifique.

Le taro Ebi-imo (海老芋): il ressemble à une crevette, avec sa forme recourbée. Il est souvent utilisé dans la cuisine traditionnelle typique de la région de Kyoto.
Le Zuiki : C’est une partie de sa tige qui se mange. Elle est souvent séchée et utilisée pour la fondue japonaise.
Le taro est apprécié pour sa texture (douce) et son goût légèrement sucré (suave).
Certains disent qu’ils mangent du taro quand il n’y a pas de pommes de terre, cette fonction de substitut ne rend pas justice au taro, qui a sa propre identité gustative qui s’étale délicieusement au gré des nombreuses recettes où on le retrouve. Le taro est destiné, à mon humble avis, à ne remplacer que lui-même.

Les japonais composent des recettes succulentes avec ce légume-racine. La recette la plus répandue est de faire mijoter le taro, avec des épices typiques du pays et des viandes de choix.
Un grand classique, le nitsuke de taro 里芋(タロ芋)の煮付け, qu’on appelle aussi le nimono, est un mijoté de taro aux légumes. Aussi, on ne présente plus le satoimo no nimono, aussi célèbre qu’apprécié. La chair du taro est cuite dans un mélange de dashi, de saké et de shoyu, relevé par des condiments de base du terroir, la sauce de soja, le mirin et un peu de sucre pour renforcer la suavité. Tout ceci rend la préparation aux taros délicieusement tendre et parfumée.

L’imoni (Tôhoku et Kantô) quant à lui, est un plat chaud à base de taro et de viande. C’est une spécialité du Tôhoku (nord-est) et de la région du Kantô. On le sert en automne, à l’occasion d’un imoni-kai, une fête au cours de laquelle le taro,
la viande, le konnyaku ( konjac) et d’autres ingrédients sont mis à bouillir dans une grande marmite autour de laquelle tout le monde se réunit. Ne soyez pas surpris de voir des convives passablement éméchés mais aussi rassasiés, se disputer pour savoir si l’imoni de leur région a meilleur goût que celui des autres, c’est comme ça que se termine un excellent repas, dans la joie et dans la paix.
Noppei-jiru: ses références géographiques sont le Kôshin’etsu / Hokuriku.
Le Kôshin’etsu correspond à la partie centrale du pays (préfectures de Niigata, Nagano et Yamanashi), et le Hokuriku à la côte centre-ouest (préfectures de Toyama, Ishikawa et Fukui). Le Noppei-jiru est un plat préparé chez soi, à la « senza fronzoli », à la bonne franquette, sans chichis. L’ingrédient principal, le taro, est accompagné de légumes, de champignons et de la pâte de miso. On retrouve aussi le taro dans des mochis (gâteaux de riz gluant). La poudre de taro agrémente aussi de délicieux Bubble tea.

CAMEROUN : le dimanche taro, la religion des cous penchés.
À la fin du 18ème siècle, la colocase comme les intellos appellent le taro, arrive au Cameroun avec un certain nombre de cultures vivrières, sélectionnées par les colons et/ou négriers pour leur capacité à nourrir le plus grand monde avec un investissement moyen.
Après un parcours timide, le taro camerounais gagne son titre de noblesse avec une recette qui ravit les curieux, le célèbre « taro sauce jaune ».

C’est un plat porteur de symboles, qui raviverait le sentiment d’authenticité et de fierté. D’abord dégusté traditionnellement, dans le grand Ouest (la sauce jaune s’appelle Achu dans le nord-ouest et le sud-ouest), lors des mariages, deuils et naissances, le taro sauce jaune s’est installé dans la routine des camerounais, avec des rendez-vous savoureux comme le « dimanche taro ».
Ceux qui ont dédié leur intermède gastronomique dominical au taro, commencent par se rendre dans un restaurant connu pour l’excellence de son taro. Il faut les voir attablés, déjà salivant, devant un plat dont le visuel ne sort pas de l’ordinaire: un cratère blanchâtre, rempli d’une sauce jaune (couleur jaune d’œuf, quelle coïncidence), le cratère de purée de taro est lui-même cerné par des monticules de viande: ( filet de bœuf et toutes les parties nobles ou pas qu’on trouve intéressantes, des tripes, du foie, du poulet, de la chèvre, bouillis, fumés, braisés, du poisson fumé, des champignons, de la peau de bœuf mijotée aux fines épices, piments entiers, légumes sautés, ballotines de graines de courges, etc. Une contribution hyperprotéinée qui donne toute sa puissance nutritive et son pouvoir roboratif au taro, qui se bat alors à armes égales avec l’extraordinaire sauce jaune dont la saveur a conquis les
palais les plus réticents.

Quand on a adhéré à la religion du taro sauce jaune, il faut encore savoir lui rendre hommage. Le manger avec des couverts, cuillère et fourchette, est considéré comme un blasphème, ou un crime qui lèse sa majesté Taro. Il faut le manger, deux doigts en avant, l’index et le manger, qu’on peut sucer avec délectation sans gêner personne.
Il faut aussi savoir manger son taro, c’est-à-dire mettre sa bouchée dans la bouche, sans en perdre une seule miette. Pour que cela soit possible, il faut bien sûr pencher sa tête sur le côté, pour dégager la bouche qui a ainsi l’insigne honneur de recevoir la divine bouchée. On ne mange pas n’importe comment d’une nourriture digne des dieux. Des dieux de la gourmandise peut-être, mais c’est déjà là une étape correcte vers la déification.
Seulement, tout le monde n’aime pas le taro, la texture molle de la purée de taro décourage certains, tandis que d’autres la trouvent pratique. Le taro mou trempé dans le cratère de sauce jaune s’imbibe aussitôt de sauce. Tout le monde n’aime pas la sauce jaune non plus, certains lui trouvent un désagréable goût de savon, tandis que d’autres n’en finissent pas d’être subjugués par le déploiement savoureux de la dizaine d’épices du terroir, qui donnent à la sauce jaune son goût incomparable.

Le taro sauce jaune se compose de:
Le taro bouilli et pilé encore chaud: une épreuve musclée pour les jeunes mariées désireuses d’envoûter davantage le mari en dévoilant leur remarquable coup de main, accompagné d’une expertise admirable dans l’utilisation des « condiments du village »;
Le kanwa: le sel gemme;
L’huile de palme: associée au taro, au sel gemme et à l’eau, on arrive à une émulsion qui a des caractéristiques qui ne sont pas loin de la saponification, qui déplaît à certains, que les autres ignorent;
Les épices de la sauce jaune: une composition qu’on peut acheter, déjà faite;
Les viandes et poissons: selon la bourse, les goûts, la fantaisie de tout un chacun.

Je ne conclurai pas sans partager des informations édifiantes:
Le taro est cultivé dans de nombreux pays africains, le Nigeria et le Cameroun en sont les principaux producteurs mondiaux, avec 60% de la production mondiale. D’après les chiffres de la FAO, en 2019, la récolte mondiale de cormes de taro était d’environ 10,5 millions de tonnes (FAO 2019), les quatre premiers pays producteurs, le Nigeria, le Ghana, la Chine et le Cameroun, représentant près de 78 % de la production mondiale.
Il arrive que les chiffres s’affinent, on découvre alors que le Nigeria et le Cameroun à eux seuls fournissent 60 % de la production mondiale.

Le taro a une belle place dans les mythes fondateurs de certains groupes culturels. D’après la légende polynésienne de l’origine des plantes, le taro fut engendré par les pieds de l’homme et ses poumons devinrent les feuilles.
À Hawaii, le taro est considéré comme l’ancêtre sacré des habitants pour avoir il y a plus de 500 ans sauvé la vie des polynésiens immigrés sur cette île disposant alors de peu de plantes comestibles
Le taro figure dans certaines armoiries. Par exemple, la municipalité de Calheta, à Madère, intègre des feuilles de taro dans ses armoiries en souvenir de la « Révolte du Taro ». De même, le blason de la paroisse de Ribeira Seca inclut une représentation de taro, lieu de naissance du chef de la révolte.
Le mot « taro » nous vient de Haïti où on dénombre plus de 300 espèces de taro.
Le taro est généralement cultivé dans l’eau dans des tarodières.
En Guyane, Martinique et Guadeloupe on l’appelle « madère » ou encore « chou chine » ou « dachine ». Encore appelé « kudubadé » ou « diabéré » en wolof au Sénégal. À Madagascar, encore appelé « saonjo ».

Vous en savez assez pour pour continuer à savourer le taro, ou alors pour rejoindre ceux qui le savourent.